17 organisations de défense des droits humains co-signent une lettre ouverte à l’Union européenne pour une refonte de sa politique extérieure dans la région des Grands lacs. Face à un conflit où les violations des droits humains sont endémiques, la diplomatie européenne multiplie les signaux contradictoires. Les appels à la paix dans la région sont invalidés par la signature d’accords de coopération économique et d’armement avec le Rwanda, entité déstabilisatrice pour son voisin la République démocratique du Congo (RDC).

 

L’Union européenne doit nommer une Représentante Spéciale pour la paix dans la région des Grands lacs pour corriger les incohérences de sa politique extérieure

 

Monsieur le Haut Représentant / Vice-Président de l’UE,  
Mesdames et messieurs les Ministres des Affaires étrangères des États membres de l'UE, 

Alors que l’Union européenne (UE) et ses Etats membres affirment au-travers de leur stratégie renouvelée pour les Grands Lacs, que « la sécurité, la stabilité et la prospérité des pays de la région des Grands Lacs restent une priorité stratégique pour l'UE », 17 organisations et plateformes de la société civile européennes expriment leur profonde inquiétude face à l’escalade de la violence et la dégradation de la situation humanitaire dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC). Elles questionnent la réponse inadéquate et non coordonnée de l’UE et de ses Etats membres dans la région.  

L’annonce il y a quelques semaines de la signature d’un protocole d'entente entre l’UE et le Rwanda sur les minerais stratégiques, ceci alors que le Mouvement du 23 Mars (M23), soutenu par le Rwanda, avance vers Goma soulève des inquiétudes. La révélation le même mois par le chef d’État polonais alors en visite à Kigali, d’un accord sur la fourniture d'armes au Rwanda en cas d'attaque extérieure illustre une fois de plus la politique de double standard qui sape la crédibilité des institutions internationales, et plus particulièrement celle de l'UE et de ses Etats membres. L'absence de cohérence dans la réponse apportée à ces crises suscite également des interrogations quant à la sincérité de l'engagement de l'UE en faveur de la paix dans la région des Grands Lacs. 

Conséquences humanitaires et protection des civiles   

Les conflits armés dans l’est de la RDC entraînent des conséquences désastreuses pour les populations qui sont les premières victimes des violences. Bien qu’il soit difficile d’obtenir des chiffres exacts en raison de la volatilité de la situation sur place, le bureau de l'ONU pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA), en date du 31 décembre 2023, estimait à plus de 9,6 millions le nombre de personnes déplacées au sein du pays, dont 527 000 réfugiés, 6,5 millions de personnes déplacées internes (PDI), et 2,6 millions de déplacés rapatriés, faisant de la crise de déplacement en RDC l'une des plus graves au monde, et la deuxième en Afrique après le Soudan. La province du Nord-Kivu dénombre à elle seule 1.6 millions de déplacés.  

Le récent regain de tensions et l’intensification des conflits armés à l’est ont accru de manière exponentielle le nombre de réfugiés et de déplacés. Dans ce contexte, les populations risquent de subir des violations graves de droits humains, comme en témoigne le dernier rapport du Bureau Conjoint des Nations Unies pour les Droits de l’Homme (BCNUDH) en RDC. Au cours de l’année 2023, 3349 atteintes aux droits humains commises par des groupes armés ont été documentées, dont 77% en zone de conflit. De manière générale, le BCNUDH souligne une dégradation de la situation des droits humains dans les provinces de l’est, ceci en raison d’une aggravation des affrontements armés.  

Sur le plan sanitaire, le pays fait face à de graves inondations pluviales et fluviales et à une recrudescence d’épidémies de rougeole, de choléra, de paludisme et de variole du singe. Le plan de réponse humanitaire 2024 lancé le 20 février par OCHA se chiffre à 2,6 milliards de dollars américains pour répondre à cette crise humanitaire alarmante, et assister 8,7 millions de personnes dont la survie dépend largement de l’aide d’urgence.  

Si la responsabilité première de protection des civil⋅es incombe à l’État congolais, il est clair que les diverses initiatives militaires en soutien mises en place ont échoué à atteindre cet objectif. Cette crise multi-dimensionnelle qui traverse l’est du pays depuis de nombreuses années alimente une instabilité chronique, freinant ainsi le développement de la région dans son ensemble et fragilisant davantage le processus de construction de l’Etat congolais.  

Risque de déstabilisation dans la région des Grands Lacs 

Plusieurs initiatives pour ramener la paix à l’est de la RDC ont été mises en œuvre bien que le conflit entre les Forces armées congolaises (FARDC) et leurs milices alliées et le M23 s’intensifie, comme en témoigne l’instauration de l’état de siège au Nord-Kivu et en Ituri (dont la levée progressive est en cours) ou les processus diplomatiques dits de Nairobi et de Luanda. 

Au-delà de la poursuite des hostilités entre les FARDC et leurs supplétifs et le M23, l’implication d’armées des pays voisins fait craindre une crise régionale de plus grande ampleur. Les provinces de l’est de la RDC, dont le Nord-Kivu, restent fortement militarisées. On y dénombre plus de 100 groupes armés encore actifs, mais également des armées étrangères, y compris les armées ougandaises (en Ituri et au Nord-Kivu) et burundaises (au Sud-Kivu), des sociétés militaires privées, et des contingents armés des organisations multinationales (ceux de la MONUSCO en retrait progressif et ceux de la Communauté de développement des Etats de l’Afrique australe – SADC - nouvellement déployés, remplaçant la force régionale de la Communauté d'Afrique de l'Est – EAC).  

Sur fond de rivalités entre les groupes, cette multiplication des acteurs armés dans la région soulève des inquiétudes quant à la coordination et la responsabilité (chaîne de commandement) dans la conduite des opérations menées, et ceci alors que les initiatives militaires précédentes semblent avoir échouées.  

La réponse de l’UE et de ses États membres  

Face à cette escalade de la violence, la réponse incohérente de l’UE et de ses États membres nourrit des doutes quant à l’intention mais aussi la capacité de la communauté internationale de ramener la paix en RDC. Lorsque les intérêts économiques et politiques prennent le pas sur le devoir moral de protection des droits humains, l’impact de tels choix sur les populations, premières victimes de ce conflit qui dure depuis 30 ans, est catastrophique. 

D’une part, l’UE signe des protocoles d’entente sur les minerais stratégiques pour pouvoir accomplir une transition verte en Europe avec la RDC (en décembre 2023) et récemment avec le Rwanda (en février 2024), et ceci en dépit des nombreuses violations des droits humains associées à leurs extractions déjà largement dénoncées. D’autre part, la Pologne déclare son intention d’armer le Rwanda en cas de menace extérieure. Il convient également de mentionner les autres États membres de l’UE qui financent l’armée rwandaise au Mozambique via le mécanisme de Facilité Européenne pour la Paix (FEP). Ce même mécanisme finance également l’unité des FARDC (31e Brigade RR) déployée notamment à l’est, pour combattre les groupe armés, et ceci alors que l’UE et certains États membres dont la France, ont dénoncé le soutien de l’armée rwandaise au M23.  

Les populations de la région sont en droit de se demander quelle est la véritable stratégie de l’UE et de ses Etats membres dans leur région, et si elle contribue véritablement à établir un climat de paix. Les annonces successives de ces décisions de la part de l’UE ont profondément choqué l’opinion publique congolaise et nos partenaires congolais de la société civile. Elles risquent de compromettre les efforts déjà fournis pour la stabilité, la sécurité et le développement de la région. Elles entachent également sérieusement l’image de l’UE et des organisations européennes œuvrant pour la justice et la paix en RDC.  

Recommandations 

L’UE et ses États membres doivent intensifier leur engagement diplomatique dans la région afin de prévenir une dégradation de la situation. L’UE et ses États membres doivent également :

  • Nommer urgemment un.e Représentant.e Spécial.e de l'UE (RSUE) dans la région et prévoir des dispositions budgétaires suffisantes pour la bonne exécution de son mandat afin de faciliter les processus de dialogue entre les parties prenantes et de réaffirmer la volonté de l'UE de s'engager activement en faveur de la paix dans la région. Le mandat du RSUE devrait être fortement axé sur la paix et la sécurité, la médiation, la bonne gouvernance, l’Etat de droit, et les droits humains.
  • Continuer de condamner publiquement et fermement toute collusion ou coopération avec les groupes armés actifs dans l’est de la RDC, et en particulier le soutien du Rwanda au M23, et celui des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR) avec les FARDC. À ce titre, la pression et la suspension de l’aide au Rwanda par plusieurs puissances étrangères en 2012 avait contribué à la désescalade du conflit.  
  • Conditionner le soutien d’aide militaire à l’armée rwandaise (dans le cadre de la Facilité européenne pour la paix) à l’engagement de retrait immédiat de soutien de l’armée rwandaise au M23.
  • Encourager les autorités congolaises à trouver, avec ses partenaires de la communauté internationale et en consultation étroite avec la société civile congolaise, les dispositions nécessaires afin d’éviter un vide sécuritaire dans le contexte de départ de la MONUSCO. 
  • Soutenir un renforcement de la présence de l’État, et notamment de la police, dans les provinces, notamment celles touchées par le retrait progressif des contingents de la MONUSCO, tout en garantissant une application des lois conforme aux droits humains. 
  • Accroître son financement de l’aide au développement et de l’aide humanitaire en faveur de la RDC, traitant les causes profondes des conflits notamment en ce qui concerne le soutien à la lutte contre l’impunité, et celui de l’accès et de la jouissance des droits économiques et sociaux. Dans un contexte fragile de crises prolongées comme celui de la RDC, l’engagement de l’UE envers la programmation Nexus dans l’est de la RDC demeure de la plus haute importance.  

Organisations signataires 

  • ACAT Allemagne
  • ACAT Belgique
  • ACAT France
  • ACAT RDC
  • ACAT Liberia
  • Associació Catalana per la Pau (Espagne)
  • Broederlijk Delen
  • Cordaid RDC
  • Denis Hurley Peace Institute
  • ECPM (Ensemble contre la peine de Mort)
  • EurAc (Réseau Europe – Afrique centrale)
  • FIACAT (Fédération internationale des ACAT)
  • FIDH (Fédération internationale pour les droits humains)
  • The Global Centre for the Responsibility to Protect
  • IRCT (International Rehabilitation Council for Torture Victims)
  • ÖNZ (Ökumenisches Netz Zentralafrika)
  • SOLSOC